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Capitolo 8

            Clemente avait été un bon divertissement. Cela faisait même longtemps que Jilano ne s’était pas autant amusé. La lueur de désespoir et de dégoût dans ses yeux lui avait procuré un frisson très agréable. Il avait réagi, différemment de d’habitude. Il avait laissé tomber sa couverture fière et bornée pour se laisser aller aux déceptions de la vie. En d’autres termes, Jilano l’avait brisé. Il lui avait montré les limites de son choix de vie pitoyable. Et cela lui faisait plaisir. Maintenant, le jeune homme allait devoir se reconstruire, repartir de zéro. Alors oui, c’était une passion assez dégueulasse que de vouloir débarrasser les autres de leurs limites de la pire des manières, mais Jilano était comme ça. Il suffisait d’imaginer le pire adjectif possible pour le définir. Typiquement, « connard » lui allait plutôt bien. Jilano était un connard, et en avait parfaitement conscience. Pire, il l’assumait, le mettant même en avant quitte à en exagérer les traits. Mais en attendant… Il n’avait plus de jouet. Il s’ennuyait. Et ce n’est jamais bon de laisser Jilano s’ennuyer. Parce que moins il avait à faire, plus il emmagasinait de la frustration. Et la frustration ne pouvait que s’accumuler, jusqu’à ce qu’elle se déverse.

 

            Mais aujourd’hui, il avait tout autre chose à faire. Après tout, il l’avait promis à un vieil ami. C’était une des rares personnes à qui il rendait service. Livio n’en faisait partie que de temps à autre. D’ailleurs, en parlant du loup, Jilano en voyait la queue qui… Non, malheureusement pas la queue. Livio n’avait jamais voulu s’envoyer en l’air avec lui. Dommage, il était plutôt sexy ce grand dadet blond. Jil en aurait bien fait son goûter, mais il savait bien qu’il n’aurait pas pu s’empêcher de vouloir jouer avec lui, et il aurait perdu un ami. Enfin, un ami… Disons un collègue un peu moins chiant que les autres. Bref, il n’avait pas envie de gâcher ça. Donc le matin même, alors que Jilano était en séance de masturbation quotidienne, Livio avait appelé. Ce crétin s’était encore mis dans de beaux draps. Jil l’avait laissé entendre son plaisir au téléphone, plus amusé qu’autre chose, puis lui avait répondu que non, il n’avait pas le temps de venir le sortir de prison. Il n’avait qu’à appeler son ami mafieux qui payerait la caution pour lui.

 

            A chaque fois que le militaire se retrouvait en taule, il finissait par l’appeler. Une fois sur deux, Jilano l’envoyait paître. C’était amusant de le voir râler, et finir par appeler Valente. Aujourd’hui, il avait profondément la flemme de lui rendre service, et pas que ça à faire. Ce matin, c’était donc hors de question. Le petit lieutenant du GDP se débrouillerait tout seul, Jilano avait un rendez-vous. Et on ne faisait pas attendre… Ah, si. En fait, il le ferait attendre. C’était une belle entrée en matière, et plutôt une bonne introduction pour le fils à papa qu’il imaginait l’attendre. Il commencerait par le haïr, quoi de mieux pour faire bonne impression.

 

           

En se levant ce matin, Cristiano était heureux d’avoir une grande négociation à gérer. Comme à chaque réveil depuis cette dernière visite au Love’s Out, le jeune homme avait envie de replonger dans un sommeil agité, dans lequel il pouvait presque oublier les paroles de Delia. Si toute la journée au travail, il arrivait à mettre de côtés les mots brûlants de la jolie rousse, le matin il se sentait vulnérable. Le mafieux se savait plus faible, mais surtout fragile. Et Cristiano Genovese n’était pas fragile de nature, donc il détestait ça. Il était le fils aîné de Daniele Genovese, petit-fils de Papa Midnight. Il ne pouvait pas être faible, et ne pouvait surtout pas avoir mal, ressentir de la peine. Parce que la tristesse affecterait ses résultats, que les regrets l’aveugleraient. Et rien ne comptait plus au monde que ses compétences, que ses performances. Il devait faire honneur à la Famille, et sa rupture avec Delia n’entacherait pas son quotidien. C’était du passé. Il était hors de question d’afficher un air de chien battu, de se faire lapider par les moqueries de son frère ou plaindre par ses… demi-sœurs. Autant de membres de sa famille qui devraient être un soutien et qui n’étaient qu’un poids, une épine dans son pied.

 

            D’ailleurs, Cristiano était persuadé que personne dans son entourage n’avait vu la différence. Il était le même avant que maintenant, et de toute façon personne n’était au courant de sa relation avec la jolie patronne de bar. Il l’avait gardée pour lui, l’enterrant quelque part, et la recouvrant de toutes les préoccupations de son travail. C’est sûrement à cause de cela que c’était terminé, selon le discours de sa belle. Mais il était hors de question de changer quoi que ce soit. Et même s’il le voulait, maintenant il n’avait plus personne pour qui modifier son caractère. Donc la question était toute réglée. C’est sur cette conclusion très pessimiste que le premier né de la famille la plus réputée de Milan pour son influence s’extirpa de son lit. Et son premier réflexe depuis quelques jours déjà fut de se diriger vers son bureau, pour ouvrir un tiroir fermé à triple tour et en tirer une petite pochette en cuir noir. Son réconfort, et surtout son moyen de se tenir debout.

 

            Il en sortit un petit tube, l’ouvrit et déposa une fine ligne blanche sur le bois verni de son bureau. Cris la regarda un long moment, puis haussa les épaules, se baissa et l’inhala d’un geste habitué, précis. Il se redressa ensuite, essuya sa narine encore blanche et ferma les yeux, laissant la poudre passer doucement dans son organisme. La quantité était infime, pas assez pour lui faire perdre raison ou précision. Le trentenaire ne mettrait jamais son travail en péril. Il se connaissait, et là c’était juste la dose nécessaire pour tenir, pour anesthésier ses pensées. Comme l’essentiel pour pouvoir être efficace, pour rendre Daniele fier de lui. Doucement, de minute en minute, l’effet se distilla dans son corps. Il se sentit immédiatement relaxé, plus sûr de lui. Ses idées noires, ses souvenirs de Delia se dissipèrent instantanément. L’effet un peu brumeux sur son espace personnel allait durer toute la journée, lui permettant de tout voir plus clairement. Et c’est exactement ce dont il avait besoin. C’est comme ça qu’il était bon, qu’il surpassait son frère de loin, qu’il servait son père. Le Cristiano efficace.

 

            Après une douche rapide, Cristiano se prépara pour la journée à venir. Il fallait faire bonne impression, une fois de plus il allait représenter les Genovese. Il devait être digne de son nom. Devant son placard, le jeune homme pencha pour un costume bien coupé, dans les tons rosé pour la chemise et framboise écrasée-prune pour la veste et le pantalon. Les camaïeux de rose lui allaient parfaitement au teint, et le mettaient en valeur. Le noir faisait trop vieux, le bleu n’allait pas à sa peau pâle, le gris était trop triste. C’était définitivement les couleurs chaudes qui lui convenaient le mieux, même s’il rechignait à mettre plus de couleurs que ce qu’il portait actuellement. Une cravate noire très fine complétait sa tenue, ajustée mais pas totalement serrée, laissant sa gorge à découvert. Le jeune homme remonta un peu les manches de sa veste, pour retrousser celles de sa chemise, lui donnant un petit aspect négligé, plus jeune. Il devait malgré tout se donner son âge, et en faisant cela il laissait croire qu’il était ouvert d’esprit, alors que son regard affichait clairement que les compromis n’était pas une option.

 

            Attitude parfaite pour une négociation corsée, donc. Pouvoir jouer le mafieux conciliant d’un côté, intransigeant de l’autre, selon le déroulement de la rencontre. Second avantage de sa tenue, il avait malgré tout l’air impressionnant. Et c’est ce dont il avait besoin puisque son père lui collait une de ses connaissances dans les pattes. Cristiano détestait ne pas pouvoir être seul sur une mission. Mais il ne pouvait dire non à Daniele, alors c’est avec réticence qu’il accepterait une présence supplémentaire. Mais hors de question que ce parasite prenne trop la confiance, et qu’il tente de le saborder. En quelques minutes, Cristiano comptait bien lui montrer qui allait décider.

 

            Des coups contre la porte chassèrent ses projections, et Valente débarqua dans sa chambre en rigolant.

 

« Eh, crétin. Te fais pas trop belle, surtout, ou tu vas réussir la négociation par un tout autre moyen… 

    - Non ça c’est plutôt ton domaine, tu vois. Après tout, c’est toi qui te maquille comme une de TES sœurs. Dégage de ma chambre, maintenant ! »

 

            Valente était vraiment le seul contre qui Cristiano perdait toute retenue, contre qui il s’énervait. Rien que son visage lui donnait des envies de meurtre, une réaction totalement démesurée et pourtant bien réelle. Il était comme allergique à son frère. Ses poils se hérissaient à sa simple vision, ses dents se mettaient à grincer et ses yeux s’assombrissaient plus encore qu’à l’ordinaire. Se retenant d’aller lui mettre son poing en plein visage, par respect pour la maison familiale et surtout par manque de temps, Cristiano se contenta de descendre, d’enfiler ses gants noirs, rangeant son arme à sa ceinture. Puis il attrapa les clés de sa Ferrari préférée du moment, y grimpa et laissa le bruit du moteur le calmer. Ce ronronnement guttural et vrombissant dans ses cuisses l’apaisait mieux que toute autre chose. Il démarra, sortit de l’immense garage familial, et s’élança dans les rues de Milan. Cris prit la peine de faire quelques détours juste pour le plaisir de conduire, histoire de se calmer les nerfs après sa brève mais insupportable entrevue avec son bien détesté frère.

 

            Le lieu de rendez-vous n’était pas bien éloigné, mais pour l’image qu’il donnait, arriver dans une voiture de ce genre avait certains avantages. Ne serait-ce qu’auprès de ses hommes, dont il devait s’assurer l’admiration. Quand il freina devant ceux-ci, arrivés bien évidemment en avance, des regards admiratifs se posèrent d’ailleurs sur lui. A croire qu’ils n’avaient pas encore l’habitude de le voir débarquer comme ça, suintant de classe. Parce que Crisitano suintait clairement de classe. Là où Valente était superficiel et profondément ridicule avec un charisme beaucoup trop surfait, Cristiano irradiait une rare attraction sans même s’en rendre compte. C’est ce que ses hommes appréciaient, et plus particulièrement Filipe, son second du moment. Ce dernier vint d’ailleurs saluer son patron dès qu’il fut sorti de son bolide bleu électrique. Cette marque de voiture lui allait terriblement bien, avec les courbes, la finesse de l’arrière, l’inclinaison du toit … Tout était parfaitement raccord avec son style. La classe, mais sans vraiment toutes les fioritures et les détails inutiles. Cristiano, par définition.

 

« Bonjour boss. Les hommes sont prêts à recevoir les ordres pour aujourd’hui. 

    - Merci Filipe. Est-ce que Cerretti est déjà arrivé ? demanda-t-il dans une sorte de question de rhétorique.

    - Non, monsieur. Il est en retard. 

    - Je vois. Bien, commençons. Tant pis pour ce crétin. Il m’énerve déjà. »

 

              Cristiano tira sur ses gants et ferma sa voiture, avant de se présenter devant ses hommes. Du moins, une partie d’entre eux, les plus hauts placés en l’occurrence. Il les observa, en silence d’abord. Tous ceux qui étaient là lui étaient fidèles, aveuglément. Ils avaient une confiance totale en lui, donneraient sa vie sur un seul ordre. Et de son côté, Cristiano n’avait pas confiance en eux. Enfin, le minimum syndical. Il leur faisait confiance pour exécuter ses ordres, mais c’était plus parce qu’il savait qu’ils craindraient les représailles si ce n’était pas le cas. Le règne par la peur, c’était un peu lui. Non pas que Cris les menace ou veuille réellement les effrayer, non. Mais il était intraitable, sans pitié, et ses hommes le savaient. Il ne risquait pas d’acte d’insubordination, au moins. Plusieurs d’entre eux avaient déjà admiré le résultat de ce genre d’incartade. Personne n’avait envie d’être à leur place.

 

« Bien. Aujourd’hui Antonio, tu vas dans le quartier est pour maintenir les petites frappes de la cité au calme. Je veux que vous maîtrisiez le trafic de drogues là-bas. Tu prends tes hommes et ceux d’Alvie. Je veux un rapport ce soir, tu iras voir Filipe. Bazio, tu iras demander les intérêts qu’il me doit au chef de la famille Tullia. »

 

            Pendant plus de dix minutes, Cristiano continua à perpétrer ses ordres sur une voix monocorde mais appliquée. Chacun de ses hommes acquiesçait au fur et à mesure, et l’aîné des Genovese savait que chacune de ses directives serait suivie. Il arrivait sur la fin, quand une voix forte l’interrompit. Venant de nulle part.

 

« C’est bon, chéri. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Si on s’y mettait, toi et moi ? »

 

            Cristiano faillit s’étouffer en avalant sa salive. Il ne l’avait pas vu venir, et à vrai dire… Il ne le voyait toujours pas. Puis soudain, une silhouette apparut de derrière le coin de rue qui les abritait. Une silhouette pour le moins surprenante. Un épouvantail, Cristiano ne voyait pas comment le qualifier autrement. Des cheveux verts coiffés n’importe comment, courts sauf sur le devant où ils tombaient sur son front. Des yeux gris perçants, un sourire goguenard, une clope au bec. L’énergumène portait, en guise d’habits, un marcel blanc bien taillé qui soulignait les muscles de ses bras et un vieux jean sombre un peu délavé par endroits. Cet homme n’avait aucune classe, définitivement. Il était vulgaire, et ses paroles semblaient le confirmer.

 

« Cerretti, je suppose ? De la part d’un ami de mon père, je m’attendais à un peu plus de… Comment dire ? Sérieux. Tu as tout du clown. 

    - Daniele n’est pas aussi emmerdant que toi, manifestement. Bon, Cristy, si on y allait ? »

 

            Le principal intéressé devint rouge écarlate de colère. Ce… pseudonyme, était malheureusement l’exclusivité de son frère quand il se foutait de lui. Et cet inconnu, ce demeuré, osait le ridiculiser devant ses hommes ? Cristiano sortit son arme et se jeta sur le nouveau venu, lui collant le canon sous le menton. Ce petit con, ce moins que rien, ce cloporte osait. Il appuya son arme fort contre sa peau, désireux d’y laisser une marque, et à deux doigts de tirer. Oh oui qu’il avait envie de loger une balle dans sa boîte crânienne, là maintenant.

 

« Répète ce que tu viens de dire et tu es mort. »

 

 

« Cristy. »

 

            Jilano s’amusait beaucoup de la réaction de son collègue du jour. En fait, depuis qu’il était arrivé au point de rendez-vous, en retard évidemment, il avait observé le fils de Daniele. Là où ce dernier était consciencieux dans son travail, mais capable de montrer ses sentiments en présence d’amis, de famille, son fils était encore plus froid. Il l’avait observé de loin, planqué dans son coin d’ombre. Son attitude, d’abord. Il parlait à ses hommes de manière efficace, distance. Comme tout bon chef qui se respectait. Il était calme, donnait ses ordres avec simplicité, d’une voix qui ne souffrait pas de refus. Mais c’est surtout ses yeux qui parlaient pour lui. Qui disaient ce qu’il n’exprimait pas. Les prunelles vertes étaient comme mortes. Même chez Daniele, le grand placide, ses yeux reflétaient toujours ses émotions. Dans le cas présent, on aurait dit que Cristiano, le fils aîné de son vieil ami, n’en avait aucune. Ce qui était totalement impossible, à part chez Jilano. Mais intéressant. De quoi s’amuser quelques temps, juste avant de retrouver de quoi vraiment le divertir. Et quoi de plus efficace pour s’amuser que de le faire réagir, en le provoquant. Ce pseudonyme semblait être une arme de taille.

 

« Tout doux mon mignon. Je te rappelle que t’as besoin de moi sur ce coup-là. 

    - J’ai besoin de tout sauf de toi, enfoiré. Tu es là juste parce que mon père me l’a demandé. 

    - Oh, il obéit aux ordres de son pôpa, c’est adorable. Gentil garçon, va. »

 

            Jilano écarta sa main d’une poigne ferme et décidée, esquivant par la même le canon de l’arme braquée sur lui. Il fit preuve de sa force comme s’il n’avait besoin d’aucun effort pour se soustraire à l’influence de ce petit bourge. Il lui tordit d’ailleurs à moitié le poignet, juste de quoi faire grimacer le bord de sa lèvre inférieure. Réussi. Alors il lâcha son bras avant de prendre son menton entre ses doigts et de venir susurrer contre ses lèvres.

 

« Alors, on se lance ? Tu préfères chez moi ou chez toi ? »

 

            Sa petite pique eut le mérite de faire perdre ses mots à Cristiano, qui rougit encore plus de colère si c’était possible. Il était véritablement bouillant de rage. Mais, aussi provoquant que Jil ait pu être, Cris décida de ne pas relever cette fois. Après tout, avec les crétins on ne gagnait rien à surenchérir. Il paraissait aussi con que Valente, et si face à son frère il ne pouvait pas se retenir, là il pouvait faire un effort. Même si ça lui coûtait. Parce qu’après tout, plus vite il réussissait cette mission avec lui, plus vite il en serait débarrassé. Et Jil vit ça dans son regard, vit la résignation. Même pas drôle, il abandonnait déjà ? Ok, va pour l’abandon alors. Il remettrait ça plus tard. Déjà, il pouvait enregistrer que le toucher était quelque chose que Cristiano détestait, à voir la manière dont il dégagea à son tour sa main.

 

« Mais c’est qu’il mordrait. Allez, j’ai pas que ça à faire. »

 

            L’agent du GDP n’avait clairement que ça à faire, en fait. Mais il achevait ainsi une discussion qui l’asseyait sur le siège du pire connard que Cristiano ait connu. Il passait vraiment pour un enfoiré. Et ça lui convenait tout à fait. Se soustrayant à un regard noir qui animait subitement les pupilles auparavant mortes, Jil s’alluma une cigarette et souffla négligemment la fumée en souriant sur son collaborateur d’un jour. Il prit seul la route qui le conduirait vers leur but, pendant que Cristiano ordonnait à ses hommes de se disperser. Puis le mafieux le rejoignit, se dépêchant pour pouvoir marcher devant lui, une manière comme une autre de lui faire comprendre qu’il lui était en tous points inférieur.

 

            Le silence tint environ cinq minutes, avant que Cristiano tente de revenir sur le domaine du professionnel. Il essayait de se calmer en respirant lentement, remit son arme en place et reprit son allure de Genovese.

 

« Bon, Cerretti, que ce soit clair. Tu es beau et tu te tais. Je parle, je négocie. Tu sers juste à me faire introduire auprès d’Ugo Barnese. Mon père m’a dit que tu le connaissais, on a besoin de lui comme indic. Alors tu me présentes, et tu te tais. Clair ? »

 

            Le principal intéressé haussa les épaules en rigolant, jetant sa clope pour en rallumer une aussitôt. Il ne répondrait même pas à cette affirmation stupide. Jil se contenta de revenir à sa hauteur, glissant négligemment un doigt le long de ses reins, juste dans le bas de son dos. Il l’y appuya, caressant la peau protégée par une chemise et une veste. Puis il continua son chemin comme si de rien était, tranquillement. Cristiano piqua un fard de colère supplémentaire, mais ne fit pas une seule remarque. Se calmer. Cet épouvantail n’en valait clairement pas la peine. S’il s’énervait, cela revenait à donner une importance aux provocations de cet homme. Enfin, cette chose. Et ça, il n’en était pas questions.

 

            Jil notait tout cela dans sa tête, réalisant que Cristiano refusait même de s’énerver. Seule l’appellation « Cristy » l’avait fait sortir de ses gonds. Il était donc froid et sans vie au point de faire comme si de rien était alors qu’il le provoquait, se moquait de lui, l’allumait sans raison ? Voilà qui était la preuve d’un grand contrôle de lui-même, ou d’une profonde aversion du monde et de ses relations. Oui, peut-être que le fils de Daniele allait l’occuper quelques heures au moins. Il paraissait prêt à tout faire pour son travail, et ne vivre que par ça. La question était pourquoi. La reconnaissance de son père ? La fierté de sa famille ? Ou autre chose ? Et d’où lui venait ce regard si éteint ? Parce que, si Livio était assez sombre, peu avenant, ses yeux parlaient toujours à sa place. Ils brillaient, riaient, pleuraient, s’énervaient même. Cela le rendait vivant, malgré son apparence de véritable machine. Cristiano Genovese était différent, il respirait le mécanisme, de celui qui met un pied devant l’autre parce qu’on lui a dit que c’est comme cela qu’on marchait. Comme s’il n’avait pas vraiment appris à marcher, mais qu’on lui avait inculqué de naissance. Par habitude, et pas par connaissance.

 

            Après quelques répétitions de ce petit schéma je te caresse – tu m’ignores, Jilano s’arrêta devant une maison plus large que deux des maisons qui l’encadraient. La façade beige était bien entretenue, le jardin immense, les volets bleus. Un imposant cliché totalement parfait. Ugo aimait voir les choses en grand, et il ne lésinait pas sur les apparences. Quand Jilano sonna, un garde vint lui ouvrir et le fit entrer sans un mot. Il fit presque comme chez lui, attendant que leur hôte daigne descendre. S’asseyant sur un fauteuil pour poser ses pieds sur une commode sûrement plus chère qu’un mois de son salaire, Jil  ne se releva même pas quand Ugo arriva.

 

« Jil, que me vaut le plaisir de voir tes pompes sales sur mon mobilier ? 

    - Salut Ugo. Je viens pour affaire aujourd’hui. Tu connais sûrement Cristiano Genovese … »

 

            Cristiano s’avança, enleva ses gants et tendit la main pour saluer son hôte. Il s’apprêtait à parler, mais Jilano le coupa en plein élan, se levant et serrant lui-même la main d’Ugo. Après quelques discussions pour prendre des nouvelles, laissant Cris rager de son côté d’avoir été évincé comme cela, Jil enlaça Ugo en riant.

 

« Dis voir Ugo, tu nous invite pour le déjeuner ? On a un peu galéré à venir, mon… ami a traîné un peu. Du coup, j’ai rien mangé encore. Et on discutera affaire à table, ça te va ? 

    - Avec plaisir. Jilano, monsieur Genovese, la salle à manger est par là. »

 

            Ils le suivirent, le premier babillant toujours avec Ugo, le second se renfrognant de plus en plus. Ça ne se passait pas du tout comme prévu. Ce Cerretti lui désobéissait, prenait toute la place. Il n’avait même pas eu le temps de se présenter correctement. Il paraissait minable, et Cris détestait ça. Cela traînait son nom dans la boue, le rendait pitoyable. Un Genovese n’était pas pitoyable. Enfin, sauf son frère, mais il se demandait même s’ils étaient de la même famille. Ce petit connard d’épouvantail le ridiculisait, et il se sentait profondément rabaissé. Alors qu’il était si supérieur à lui… Pendant presque tout le repas, Jilano monopolisa la conversation. Il parlait de tout et de rien, revenant parfois sur le sujet qui les intéressait. De temps à autre, comme des petites têtes d’épingles semées dans la conversation. Ugo paraissait réticent à jouer le rôle d’indic pour les Genovese, et Jilano était mine de rien en train de le travailler peu à peu. Alors que Cris n’avait qu’une envie, prendre la main et alterner entre intimidation et promesses de récompenses pour remporter la partie.

 

            Et puis, il y eut le moment où Jilano commença à perdre totalement la tête. A lui faire du pied. Cristiano crut qu’il allait dégainer et lui coller une balle entre les deux yeux, là, maintenant. Son pied venait contre le sien, et ce crétin continuait de sourire comme un imbécile heureux. Cris prit énormément sur lui pour ne surtout pas se lever et partir en courant. Il retira simplement son pied, alors que Jilano recommençait. Encore, et encore. Où qu’il mette ses pieds. Et pire, sa main vint se glisser sur sa cuisse. Cristiano eut un petit cri crispé du genre « ne me touche pas ». Son corps se raidit soudainement et il saisit son couteau. Comme par réflexe, il vint le planter dans la cuisse de son voisin. Pour bien lui faire comprendre que « pas toucher » était une religion à suivre, en ce qui le concernait.

 

            Jilano ne tiqua même pas, encaissant la douleur avec un sourire. Il avait presque décroché ce qu’il voulait avec Ugo, et il était hors de question de se laisser aller à un sentiment aussi puéril que la douleur. En voyant cela, l’aîné des Genovese les pria de l’excuser, et se réfugia aux toilettes. Jilano sourit encore en l’y imaginant vociférant, laissant enfin exploser sa colère. Peut-être qu’il ressentait enfin quelque chose, finalement. Il suffisait de le provoquer suffisamment. En tout cas, quelques minutes plus tard Cristiano revint l’air de rien, le visage de nouveau impassible et les yeux lointains. Il était redevenu un robot mécanique, et Jil était prêt à parier que recommencer le coup de la main baladeuse n’aurait plus le même effet.

 

« Maintenant, Cristiano, je vous laisse conclure les termes du contrat. Après tout, c’est pour vous que nous sommes là. »

 

            Et pour la première fois depuis l’arrivée de Cerretti quelques heures plus tôt, Cristiano fut réellement surpris. Déjà parce que son compagnon indésirable n’avait pas l’air d’avoir mal, et qu’un simple bandage de sa serviette suffisait à maintenir la blessure fermée. Certes, le couteau n’était pas vraiment pointu, mais tout de même. Et ensuite, parce qu’il lui laissait le meilleur moment. Au final, si cet homme avait fait tout ça c’était pour le laisser entrer plus tard en scène, et ainsi accroître son impact sur leur hôte et… Non. Ce rustre ne pouvait pas être gentil, prévenant ou quoi que ce soit d’autre. Il n’avait juste plus rien à dire et ne parvenait pas à conclure. D’autant plus qu’il ne connaissait pas les termes exacts de l’accord à passer. Mais, sans réfléchir plus avant sur le pourquoi du comment, Cristiano prit enfin la parole. La discussion s’étala pendant le dessert, puis le café qu’ils prirent au salon. Le jeune mafieux fit jouer toute sa prestance, son charisme, sachant être intimidant parfois, mais surtout très respectueux en apparence. Mais il ne lâchait rien. Et après plusieurs heures de négociation tendues, Cris remporta sa victoire. Il n’avait rien cédé, et obtenu tout ce qu’il désirait de la part de son interlocuteur. Comble du bonheur, Jilano Cerretti s’était éclipsé de la conversation pendant tout le temps qu’elle avait duré.

 

« Monsieur Barnese … 

    - Ugo, je vous en prie, Cristiano. 

    - Hm oui, Ugo. J’espère que nous nous sommes bien compris. Je vous recontacterai, mais en attendant je vous charge de la surveillance de cet homme et de ses faits et gestes. En retour, je vous obtiens la sécurité pour vous et votre femme. Si vous êtes inquiétés, nous vous sortirons des ennuis. Est-ce clair ?

    - Parfaitement clair. J’enverrai un mot à votre père pour formaliser tout ça avec le chef de famille. »

 

            Après les quelques salutations d’usage, Cristiano et Jilano prirent congé de leur hôte. Ce dernier ne lâcha pas le fils Genovese pour autant. Il le suivit comme pour l’aller, agaçant le principal concerné qui se retourna et le fixa durement.

 

« Notre collaboration s’arrête là. Tu as intérêt à disparaitre vite fait bien fait de ma vie. Je dirais à mon père que tu as été un poids plutôt qu’autre chose, en m’empêchant de mener moi-même cette négociation et d’ainsi poser des bases de relation essentielles pour notre famille. 

    - Bla bla bla. Respire mon chaton, c’est grâce à moi que tu as eu ce que tu voulais. Et estime-toi heureux qu’Ugo n’ait rien vu de ta petite offensive au couteau à poisson, il n’aurait pas apprécié. 

    - C’est ça c’est ça. Maintenant, adieu, bouffon. 

    - A la prochaine, oui. On se revoit bientôt, j’en suis sûr. »

 

            Cristiano s’éloigna d’un pas vif, colérique, accompagné de l’éclat de rire d’un clown aux cheveux verts. Il avait besoin de voir Delia. Il ne pouvait pas. Il avait besoin d’une dose, et de beaucoup de boulot. Pour oublier cette journée pourrie qui resterait dans les annales. Mais avant ça, il devait appeler son père et lui faire un rapport, rentrer à son bureau pour récolter les informations que son second devait lui rapporter, clore quelques dossiers, envoyer des lettres d’intimidation, évaluer les pertes et les revenus de leur déploiement récent au sud de la ville… Il en avait encore pour une nuit blanche, ou presque. Tant mieux. Comme ça il oubliait tout, et il finirait même par oublier les gestes dégoûtants de ce monstre sur lui.

 

 

 

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